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 © Lettres d'ailleurs, d'ailleurs

billets d'humeur et poèmes

un court récit : rue Froide

 

rue-froide-arthalie-grande.jpg

 

Cet après-midi je parcours lentement les rues de la vieille ville caennaise. Tête basse, j’avance, me cognant parfois à des passants agacés qui protestent mollement mais n’osent pas m’insulter. Il est vrai que mon long manteau bleu foncé au cachemire élimé et mon chapeau noir à large bord surprennent et font douter de ma condition sociale. Suis-je un riche excentrique, un bourgeois déchu, désargenté, un bénéficiaire des improbables largesses d’un entrepôt d’Emmaüs ? Allez savoir.


Je descends la rue Froide, une ruelle aux dalles disjointes où, pour marcher sans risquer de trébucher, il ne faut surtout pas tenir le haut du pavé ! Une étroite bande centrale goudronnée qui y serpente en son milieu fait la convoitise des orgueilleuses bourgeoises normandes. Sûres de leur bon droit, le regard fixé dans le vide, elles ne cèdent la place à personne. J’aime bien les bousculer. A ce petit jeu, malgré mon infernale politesse, c’est moi le plus fort. Voici trois ou quatre cents ans, quelques pas leur auraient suffi pour se retrouver bouseuses, crottées et empissées, en proie aux rire goguenards de manants avinés.


Vers le bas de la rue, installé à sa place habituelle devant le porche de l’église St Jauveur,  anciennement appelée Notre Dame-de Froide-Rue, John-Paul, mon ami clochard, tend sa belle, longue main ridée et fait dignement la manche. Nous nous offrons une chaleureuse accolade, échangeons quelques banalités sur le vent et la pluie. Je lui conseille de relever le col de sa veste pied-de-poule, de se rencogner, de s’adosser au mur du narthex, sous la statue du Baptiste au nez cassé.

– Celui-là, ricane-t-il, il ne risque pas de s’enrhumer.

Il me dit qu’avec les aumônes de ces dernières heures, il va pouvoir acheter à la librairie Memoranda le bouquin sur Heidegger qu’il convoite.

- Julie me l’a mis de côté, précise-t-il. Tu sais, ajoute-t-il, qu’avec quelques potes, on a décidé de casser la gueule à son salopard de mari. Une espèce d’ivrogne qui la bat.

J’éclate de rire et lui rétorque :

- Je te croyais apôtre de la non violence et de la non ingérence depuis que tu es passé « on the wild side of the street » John-Paul ?

- Le bien et le mal n’en sont pas moins présents pour autant, me répond-il en gratouillant son visage mal rasé.

Il hoche lentement la tête.

- Et ce combat est plus que jamais le mien. Plus que jamais...ajoute-t-il

- Allez, file ! Tu empêches les bonnes âmes de soulager leur conscience. Tu te rends compte que ces c***** de bonnes femmes me font la morale et me refilent des sandwiches. Comme ça vous n’irez pas boire, qu’elles me disent avec leur médiocre sourire. Des coincées avides, ricane-t-il. Allez, file. Bon vent Paul, bon vent. A bientôt.   

 

Je tourne le coin de la rue. La foule, dense en cet après-midi, vaque à ses improbables occupations. Je pense à cette femme, dont la silhouette, fidèle, invisible, m’accompagne en silence. Les rafales de vent tourbillonnent. De vivifiantes giboulées s’annoncent.

 

Cet après-midi, ce n’est finalement pas si mal de vivre. Juste un peu douloureux, côté coeur, juste un peu douloureux.

 

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